mardi 22 avril 2008

Suétone, Vie des douzes Césars "La volonté d'en finir"

Proposition de traduction

Néron s’en prit à Britannicus (attenta/attaqua la vie de Britannicus) avec du poison pas moins par jalousie pour sa voix qui était plus agréable que la sienne que par crainte qu’un jour il eût plus d’influence auprès des hommes par le souvenir de son père. Et ce poison reçu par une certaine Locuste, savante des poisons variés, comme il (ce poison) opérait plus lentement que ce que l’on pensait, le ventre de Britannicus ayant seulement été bougé (rendu malade), Néron frappa de sa main la femme qu’il avait fait venir, en avançant comme prétexte qu’elle avait donné un remède à la place du poison. A Locuste, qui allégeait en excuse que assez peu de poison avait été donné pour cacher le caractère odieux du crime, il dit : « Sans doute/assurément, je crains la loi Julia » et il la força devant lui/en sa présence dans sa chambre à cuire un poison le plus rapide et opère instantanément. Ensuite après l’avoir essayé sur un chevreau et celui-ci ayant encore vécu cinq heures, il présenta un poison cuit et recuit plusieurs fois ; et comme celui-ci était mort aussitôt, il ordonna qu’on l’emportât dans la salle à manger et qu’il soit donné à Britannicus qui dînait avec lui. Et comme celui-ci était tombé à la première gorgée, après avoir allégué faussement auprès des convives qu’il avait été attaqué par l’épilepsie selon son habitude, le lendemain sous des pluies torrentielles il le fit ensevelir par une cérémonie ordinaire. A Locuste pour son travail fait avec soin il donna l’impunité et de grandes propriétés et même des élèves.


Proposition de commentaire ( je propose le III original tout en précisant qu'il me semble très tiré par les cheveux ! en tout cas, cette IIIeme partie est à nuancer, je la met afin de recueillir les remarques purement stylistiques. Je précise enfin que le commentaire a été un peu élagué)

Introduction : => De son vrai nom Caius Suetonius Tranquillus, il vit entre 70 et 128 après JC. Biographe latin, il s'adonne toute sa vie à des recherches érudites. Annonçant les commentateurs du Moyen Âge, il publie de viris illustribus et la vie des douze césars, dont l'importance historique est importante, par la masse d'informations véhiculées et la faiblesse de sa critique.

=> Cependant ici, l'histoire est mise au second plan. En effet, le récit de l'empoisonnement de Britannicus est assez secondaire, alors que le principal objectif est d'accabler Néron. (En cela on peut se demander si Suétone dans ce texte agit en historien )


 I - L’empoisonnement de Britannicus occupe une place très secondaire.

            - Il est présent dans la première phrase, qui s’ouvre sur Britannicus (victime annoncée ?)  et ce qui le rend « dangereux » aux  yeux de Néron, et se ferme sur l’affirmation péremptoire  «  veneno adgressus est » dont le verbe sonne comme un couperet : le parfait montre le meurtre de B comme déjà achevé dans la tête de Néron.

            - Une rapide évocation d’une première tentative d’empoisonnement est glissée dans la seconde phrase, dans un ablatif absolu très secondaire « ventre....moto » (noter encore la présence de B. comme cdn, donc encore mis de côté)

            - L’empoisonnement lui-même se produit à la fin du (5) « inferri in triclinium darique cenanti secum Britannico imperavit » et réussit au début du (6) : « Et cum ille ad primum gustum concidisset ».

Dans ce passage, on peut être frappé par l’importance accordée au poison évoqué dans les deux infinitives, tandis que une fois de plus Britannicus se trouve relégué dans l’ablatif absolu « csecum Britannico » qui n’est là, semble-t-il,  que pour préciser les circonstances facilitantes de l’administration du poison : les deux frères partagent le même repas, et Néron pourra vérifier immédiatement le résultat.

Britannicus n’a les honneurs de la place de sujet que lorsqu’il est mort « ille concidisset » ; et encore dans cette phrase, il semble que le plus important ne soit pas B. lui-même, mais la réussite de Néron, et la rapidité des effets du poison « ad primum gustum », sur lequel en fait tout le passage est centré.

            - Ce meurtre se passe a priori en public, puisque d’autres personnes sont évoquées entre la mort de B et ses funérailles ‘apud convivas’ ; mais rien ne nous est dit des réactions de l’entourage devant la mort de B et la raison qu’en donne N.

            Apparemment l’effet de réel, le pittoresque, le suspense, l’analyse psychologique des protagonistes, l’émotion ou le pathétique, tous ces ingrédients sont ignorés de Suétone. Finalement, on a l’impression que la mort de Britannicus est très secondaire pour l’historien. Son objectif est autre : montrer le caractère odieux de Néron, dénoncer sa cruauté .

 II -  Accabler Néron

Ce passage en effet dénonce l’inhumanité de Néron de multiples façons.

            - A travers les motifs qui le poussent à tuer son frère d’abord :

« non minus aemulatione vocis quam metu ne ...paterna memoria praevaleret ». Autrement dit, la jalousie : Néron est jaloux de la voix de son frère / Néron est jaloux de sa filiation ; le premier motif est confirmé par une intrusion de Suétone lui –même « quae illi jucundior suppetebat » ; renforcement de l’accusation : Néron est d’une jalousie maladive, puisqu’il n’est pas capable de supporter une supériorité chez son frère. Le deuxième motif est surprenant dans la bouche de Suétone : quelles traces Claude a-t-il laissées dans la mémoire des Romains , qui puissent  justifier les craintes supposées de Néron  « apud hominum gratiam paterna memoria praevaleret » ?

Dans tous les cas, le « non minus quam », utilisé pour lier ces deux motifs, laisse songeur : Suétone est-il si mauvais juge de l’importance des mobiles, ou bien au contraire, utilise-t-il cette structure pour montrer au lecteur à quel point Néron, dans sa perversité, inverse l’ordre des priorités, en faisant passer les qualités vocales avant l’influence politique ? La seconde hypothèse mettrait en valeur le mépris qu’éprouve Suétone pour un personnage capable de tuer pour de si mauvais motifs.

            - Puis, dans la scène avec Locuste ;  Néron y est montré sous un jour exécrable. C’est peut-être dans ce but que Suétone raconte cette scène plus en détails que la mort de B. En effet, lors de la mort de B. Néron n’a rien à faire d’autre que de regarder et proposer une explication ; dans la scène avec Locuste au contraire, il est actif , et à travers la description détaillée de son attitude, Suétone peut plus aisément dénoncer sa monstruosité.

            Tout est d’abord centré sur le poison, aussi bien la dernière phrase du (3) « veneno adgressus est », que le début du (4) ; en outre ce début de scène nous apprend qu’une première tentative a été faite (« cum tardius cederet..... »), mais a échoué ; loin de dissuader Néron de recommencer, cet échec est présenté comme la cause de l’exacerbation de son désir de meurtre ; ce qui explique ce que veut Néron : un poison extrêmement efficace « quam posset velocissimum ac praesentaneum » = Néron criminel acharné sur sa victime.

            Le même acharnement, auquel s’ajoute le soupçon, apparaît dans l’attitude de Néron au moment de la préparation du poison ; il ne fait aucune confiance à Locuste, prudence qu’il tient sans doute de ce qu’il est lui-même ! : il contraint donc (« coegit ») Locuste à fabriquer le produit devant lui, dans ses appartements privés (« se coram in cubiculo ») ; et le poison est testé jusqu’à ce qu’il soit prouvé qu’il est immédiat (précisions multiples données sur les animaux utilisés –haedo/procello-, sur le temps –quinque horas / iterum ac sapius/statim-), preuve de sa détermination inébranlable de tuer son frère. Détermination qui apparaît enfin dans la rapidité de «inferri...darique... imperavit » : dès que l’efficacité du poison est constatée, ordre est donné de l’administrer.

            Néron est peint comme un homme violent : «  accersitam mulierem sua manu verberavit », prompt à justifier n’importe quel acte excessif (cf le « arguens », dont le sens jette le soupçon sur la justesse de l’argument, + ordre de la phrase : la gifle arrive d’abord, la cause de la gifle est donnée ensuite) ;

Devant les excuses de la femme, excuses au demeurant peu logiques (si on veut tuer quelqu’un, on ne donne pas un poison léger pour masquer le crime, puisque l’innocuité du produit empêchera le crime d’avoir lieu), Néron se montre cynique : « Sane, legem Iuliam timeo » ; se juge au- dessus des lois. 

            Cynisme et aptitude à mentir s’allient ensuite dans les propos que tient Néron aux convives pour expliquer la mort : « comitiali morbo ex consuetudine correptum apud convivas » ; au cas où le lecteur n’aurait pas compris, -bien qu’il ait assisté aux préparatifs du poison-, Suétone intervient encore une fois et insiste sur l’aspect mensonger de l’explication « ementitus ».

            Enfin, il est  sans respect pour les morts, puisqu’il ne prend pas soin des funérailles de B. qui se font « inter maximas imbres » et qui sont « tralaticio ». Peut-on voir ici aussi une trace de cynisme, chez cet homme qui ne se donne pas la peine de feindre le chagrin, et qui ne respecte pas les soins qu’on doit aux morts, surtout aux morts de la famille impériale ? Quelle vraisemblance y a-t-il d’ailleurs dans cette façon de négliger son devoir de prince, et de frère ?

            La notation finale –les récompenses données à Locuste- résume bien l’essentiel du caractère de Néron selon Suétone : c’est un homme immoral et prêt à tout pour le pouvoir ; le « sed et » qui précède « discipulos dedit » montre bien dans quels excès –selon SuétoneNéron peut tomber pour se ménager des « moyens » illicites de conserver l’empire.

III - Ecrire l’histoire, selon Suétone 

Cette façon qu’a Suétone de mettre en évidence, à la fin de l’épisode, la « réussite » de Locuste et le comportement de Néron à son égard nous en dit beaucoup sur la façon dont il considère l’écriture de l’histoire :

            -Son objectif est avant tout de peindre un personnage, et non pas une période, une fresque.... et si le personnage s’avère insupportable aux yeux de l’historien, tout est bon pour l’accabler.

            - En revanche il ne faut pas attendre de Suétone d’analyse psychologique de son sujet. Il se montre peu intéressé par l’analyse des causes des comportements, et même assez peu soucieux de trouver une vraisemblance aux actes qu’il rapporte (cf. la deuxième raison de tuer B. / les motifs invoqués par Locuste pour avoir donné un poison peu efficace  / l’absence surprenante de précautions en ce qui concerne les funérailles bâclées de B et les récompenses données à Locuste)

            - Il apporte peu de soin au récit proprement dit : aucun effet de suspense, par exemple. La relation est assez sèche ; les moyens d’écriture assez limités : on peut évoquer l’utilisation du style direct (« Sane, legem Iuliam timeo ! »), faite assez à propos par Suétone, qui cherche à donner au lecteur l’impression que la phrase est « vraie », qu’elle a été dite ainsi, qu’il la tient d’une source fiable, qu’il la rapporte fidèlement – ce que rien ne vient prouver, mais qui montre assez bien les moyens assez rudimentaires par lesquels  Suétone cherche à convaincre-. Pour le reste, peu de travail d’écriture.....

            - il prend peu de hauteur : rapporte avec plus de souci du détails des faits peu avérés, privés, qui ne peuvent être attestés que par des bruits de couloirs, que les faits connus, constatés, effectués en public. Or  ne rapporter que ce qui relève de la rumeur fonde à mettre en doute la véracité même des faits et la fiabilité des sources. Noter que dans ce passage Suétone s’arroge un statut de narrateur/historien omniscient, alors que rien ne vient prouver que ses sources sont crédibles, la scène avec Locuste étant censée se tenir en privé.

            - Peu soucieux de moraliser ; certes il juge et dénonce Néron : disqualification d’un bout à l’autre du personnage par de nombreux procédés (ordre des mots, .....) et surtout intrusions personnelles de l’auteur qui donne son point de vue et oriente celui de son lecteur ( cf. le « non minus quam » du début ; le ton hautain de Néron quand Suétone le fait parler ; le « ementitus » du (6) ; l’explication des dons à Locuste  « pro navata opera », pour services rendus, donc !...)


CCL C'est donc ici un historien centré sur l'anecdote, sur les faits mineurs, privilégiant l'avant assassinat plutôt que le complot proprement dit, qui raconte l'assassinat. 

On voit à quel point l'approche est différente de celle adoptée par Tacite

=> Comme Tacite cependant, Suétone contribue à l'écriture de la légende noire de Néron, le présentant comme un monstre  brutal et pervers.

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