mardi 22 avril 2008

La mort de Laocoon

Proposition de traduction

A ce moment là, un autre évènement beaucoup plus grand et plus effrayant se présente à nous, malheureux, et jette un trouble dans nos coeurs surpris ; Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait solennellement un énorme taureau sur les autels. Or voici que de Ténédos, à travers des flots paisibles, deux serpents aux orbes immenses (je frémis en rapportant ce récit) s’allongent sur la mer et se dirigent de front vers le rivage dont les poitrines dressées au milieu des flots, et leur crêtes rouge sang dominent les ondes ; le reste du corps traverse par derrière les vagues et fait onduler en spirales leurs échines énormes. Un bruit se produit dans la mer écumante ; déjà il approchait le rivage, leurs yeux flamboyants étaient injectés de sang et de feu et d’une langue tremblante, ils léchaient leur gueule sifflante. A cette vue nous fuyons, livides. Eux d’une allure assurée, vont chercher Laocoon. D’abord, après avoir enserré les deux petits corps de ses jeunes fils enroulant et dévorant leurs membres pitoyables en les déchirant. Lui-même étant venu à leur secours et apportant des armes, les serpents déjà le saisissent et le serrent de leurs énormes anneaux. Deux fois, ils lui ont entourés la taille, deux fois autour du cou ils ont enroulés leurs échines écailleuses, le dominant de la tête, la nuque dressée. Aussitôt de ses mains, le prêtre tente de défaire leurs noeuds, ses bandelettes souillées de bave et de noir venin. En même temps il fait monter vers le ciel des cris horrifiés : on dirait le mugissement d’un taureau blessé fuyant l’autel et secouant la hache mal enfoncée dans sa nuque. Maisles dragons en glissant fuient vers les temples sur la hauteur, gagnant la citadelle de la cruelle Tritonienne, où ils s’abritent aux pieds de la déesse, sous l’orbe de son bouclier.


Proposition de commentaire

Introduction => Rappeler comme d'habitude la vie de Virgile en appuyant sur le fait que l'Eneide est un texte inspiré de l'Illiade d'Homère et surtout que c'est une oeuvre de commande. En effet Auguste, nouvellement empereur, voulait fonder la légitimité de son ordre en exaltant les racines grecques de Rome (Virgile voulait la détruire avant sa mort car il l'estimait inachevée !)

=> Tout d'abord un texte à la structure tendue. Les événements comme souvent chez  Virgile, échappe aux humains, ils sont le jouet des dieux, ici Neptune. Cependant, l'évocation du Dieu est relativement légère, pourquoi ?


I- une structure dramatique tendue


.Le rôle du locuteur :

C'est Enée qui raconte à Didon ; il intervient peu personnellement dans ce passage – rapporte un fait dont il a été le témoin – mais juste assez pour guider les émotions de ses auditeurs.

Des modalisateurs comme « aliud majus multoque tremendum … magis » insistent  sur la croissance de la peur par rapport à ce qui précède ;

idem pour « improvida pectora » (+ tout ce qui concerne la scansion) : insiste cette fois sur la nature bien humaine de ces pauvres Troyens dont on sent qu'ils vont être des victimes ; aide à s'assimiler à eux ; à partir de là, nous nous identifions aux Troyens et nous revivons la scène avec eux.

L'intervention directe de Enée « horresco referens » se passe un peu à la manière de l'intervention du chœur antique : il exprime tout haut ce que chacun de nous doit ressentir en lui-même ; en même temps, il anticipe pour faire naître l'appréhension et l'intérêt (Enée/Virgile fin conteur) ; ainsi lorsque au vers 212 nous entendons « diffugimus x visu exsangues », avec la coupe tri, le 'nous' n'est plus seulement Enée et les Troyens ; il nous inclut aussi : nous en aurions fait autant.


 .Une progression inéluctable dans ce récit d'une mort programmée:

- 199-200- Deux vers pour nous rappeler les Troyens, leurs malheurs et leur trouble ; ils forment encore groupe (pluriel de pectora –mot pied)

- 201-202 : Puis par son statut et ses fonctions, Laocoon se trouve isolé (+ coupe tri ; + ductus –donc il est sorti du groupe- et sacerdos en fin de vers insistant bien sur son statut particulier= faire des actes sacrés). Sacrifice d'ailleurs rapporté bizarrement : séparation dans le vers de sollemnes / aras (cf scansion) qui semble déjà indiquer une sorte de dysfonctionnement ; ajouter l'imparfait « mactabat » : nous prenons l'action entrain de s'accomplir ; toile de fond d'un autre événement qui se prépare.

- 203-204 : rupture avec ce qui précède ; impression et attente confirmées par « ecce » qui marque la rupture dans les habitudes ; l'apparition d'un nouvel élément dont on ne sait d'abord rien d'autre que « gemini », puis le lieu d'origine de l'apparition et son trajet ; rien n'est encore clairement inquiétant ; mais il y a la parenthèse immédiatement suivie de la révélation exacte de ce qui avance : coupes + rythme / avancée inéluctable des serpents.

- A partir du vers 204 jusqu'au vers 211 le texte est entièrement consacré à la description des deux monstres ; tout est fait pour en montrer la puissance et la détermination ; l'accumulation des compléments de lieu indique qu'ils ne se déplacent pas au hasard mais qu'ils visent un but précis, encore inconnu (à moins d'avoir gardé en mémoire l'isolement de Laocoon au début) + accumulation de notations descriptives qui concourent toutes à faire visualiser les monstres et à créer la peur (cf scansion + allitérations….). Aisance de ces bêtes sur tous les éléments (champ lex abondant pour la mer) : mer + terre. Observer la précision de plus en plus grande de la description à mesure que les serpents approchent des humains. Le narrateur nous donne tous les détails qui peuvent être perçus par les hommes restés sur place, détails suffisamment horribles pour provoquer la panique.

- Quand elle se produit au vers 212, elle a pour effet d'isoler encore davantage Laocoon (cf les coupes + la valeur du préverbe –dis-) ; installation d'une solitude tragique.

- 212-215 : puis choix des premières victimes ; cf coupe qui isole L. de ses fils ….façon dont Virgile retarde l'annonce des victimes de façon à rendre encore plus insoutenable la mort des deux enfants. Première torture pour Laocoon : voir ses enfants mourir de cette façon horrible.

- 216-224 : La victime principale, saisie d'abord dans son geste pour secourir ses fils ; puis transformée en victime de sacrifice au point que son cri rappelle celui du taureau… (cf commentaires des vers scandés.)

- 225-227 : disparition des deux monstres dans le sanctuaire de leur déesse protectrice, qui semble dénoncer Laocoon, et montrer que le sort qu'il vient de subir est un châtiment divin.


 


Une telle puissance alliée à une telle assurance ne peut pas se commenter uniquement par l'amplification propre à l'épopée ; mais il est clair que Virgile / Enée  par cette façon de raconter veut faire sentir l'intervention des dieux dans cet épisode –comme dans toute la Guerre de Troie.


 


II- Neptune l'adversaire caché des Troyens


(Rappel : Neptune avait élevé avec Apollon les murs de Troie ; mais il avait été frustré du salaire convenu ; il combat donc auprès des Grecs contre les Troyens ; d'autre part, Athéna est évidemment la déesse de la ville d'Athènes par excellence et donc elle aussi du côté des Grecs)

Bien des éléments du texte font percevoir au lecteur (ou à l'auditeur) la présence d'une force bien supérieure aux hommes qui participent à la Guerre de Troie !

- un événement innommable et imprévisible

Enée qui a vécu l'épisode qu'il raconte ne peut parvenir rétrospectivement à nommer ce qui est entrain de se passer : il arrive « aliud » autre chose, qqch d'innommable, dans tous les sens du terme ; + totalement inimaginable : im-pro-vida n'est pas obligatoirement une critique à l'égard de ceux qui n'ont rien vu venir : le malheur qui se prépare est, à la lettre, impossible (im) à voir (vida) à l'avance (pro). (+ coupe…), pour un homme ordinaire.

D'autant plus que Laocoon offre un sacrifice justement au dieu Neptune, et que l'objet du sacrifice est normalement fait pour l'apaiser : taurum  ingentem (isolé par deux coupes) / en outre Laocoon a été « ductus sorte » ; il semble donc être là par hasard, pour la première fois dans ce rôle, et s'acquitter de sa tâche avec la solennité voulue.


- tout est faussé


               La distorsion du vers 202 nous conduit à douter d'emblée de la réelle intervention du hasard dans le tirage au sort. Est-ce bien pur hasard ? ou une main divine n'a-t-elle pas fait ce qu'il fallait pour que le sort tombe sur celui qui vient de s'opposer aux desseins des Grecs ?


              Enée fait sentir la duplicité du dieu dès l'apparition monstrueuse : interrompt l'évocation des monstres par des notations qui auraient dû être rassurantes : Tenedos tient sa prospérité de Troie : quel mal pourrait venir de là ? De plus la haute mer est calme « tranquilla per alta », on pourrait donc en déduire que Neptune n'a d'animosité contre personne.


              Au début les monstres n'auraient rien de véritablement effrayant (si ce n'est leur taille) si Enée n'indiquait pas que ce souvenir le terrifie (horresco) ; cependant le rythme inéluctablement régulier du vers 204 laisse planer l'impression d'une sourde menace.


- des monstres chargés de mission

Car dès leur apparition, domine la certitude que ces monstres ne sont pas sortis par hasard ; ils suivent une direction précise (ad litora tendunt –scansion / plus loin agmine certo +scansion – mots pieds) ; ils dominent l'élément marin (inter fluctus superant undas- scansion), et se déplacent avec autant d'aisance sur mer et sur terre (scansion 207-8-9) + reprise de immensa ; ces serpents sont hors normes, et montrent une sûreté de déplacement effrayante ; on dirait aujourd'hui qu'ils ont l'air téléguidé par une volonté cachée et déterminée. Voir d'ailleurs la manière dont à la fin ils regagnent le sanctuaire (cf scansion, rythme, coupes etc…)

Le plus effroyable est qu'ils sont en outre épouvantables à voit (210-211 + scansion), et présentent tous les signes porteurs de menace et de mort (le feu/le sang/ la langue sifflante tendue vers la proie)


- de fins stratèges, d'une grande cruauté


                Leur seule vue suffit à libérer la place (diffugimus exsangues + coupe) ; première réussite, obtenue sans porter de coups particuliers.

Leur marche les conduit ensuite vers ce que chacun pourrait penser être leur proie principale : Laocoon (cf début vers 213 + place de Laocoonta dans le vers) ; mais on sait immédiatement (coupe et structure de ce vers) que c'est une tactique : le père est séparé immédiatement des enfants qui sont les premiers visés (cf scansion de 213-4) ; force du mot « natorum » comme rappel du lien de sang, de chair.

L'astuce est simple : s'attaquer aux enfants est la meilleure manière de s'assurer de la présence de Laocoon qui ne peut pas partir et laisser faire ; les serpents sont sûrs d'atteindre à la fois le prêtre et sa descendance et se livrent à un carnage épouvantable (scansion 215) ; acte qui serait éminemment sacrilège s'il venait des humains.

Puis par la seule force de leur enlacement ils transforment Laocoon en victime ; double sens de « vittas » mis en évidence par la coupe ; proximité du cri de L avec celui du taureau, mis en évidence par le spondée initial du vers 223 (qualis) et la coupe qui isole « qualis mugitus ». De monstres, ils deviennent prêtres au service d'une divinité, Neptune, dont ils sortent des eaux, ou Athéna, chez qui ils trouvent un refuge qui semble naturel. Cf rythme des 3 derniers vers.


C'est donc bien une volonté divine qui s'exprime ici.


III-Pourtant cette responsabilité est plutôt évoquée que précisée clairement.

Double raison :

- C'est Enée qui raconte ; il doit donc « faire sentir sans le dire »  la responsabilité des Dieux : peut-il en effet courir le risque de s'aliéner Neptune, alors qu'il ne sait pas encore s'il est arrivé ou s'il devra repartir vers une autre terre d'accueil ? D'autre part, il ne connaît pas son but ultime et ne peut pas savoir quelle va être la fin de sa quête d'une nouvelle terre.


(- Mais c'est Virgile qui compose !

·          D'une part, il joue sur la double lecture de l'événement :

Celle qui a été faite par les Troyens et par Enée : Athéna est irritée contre les Grecs ; les Grecs sont partis ; le cheval est une offrande qui accordera la victoire aux Troyens et qui ne peut être violée ; or Laocoon s'est opposé à son entrée ; et des serpents envoyés par les flots l'ont tué. C'est un châtiment et il faut faire entrer le cheval.

Celle qui est faite par les lecteurs qui connaissent les œuvres d'Homère : Athéna et Neptune sont hostiles aux Troyens ; les Grecs ne sont pas partis et le cheval est un piège ; mais Laocoon s'est opposé à son entrée dans la ville ; il faut donc l'éliminer pour favoriser la victoire des Grecs qui nécessite la présence du cheval dans Troie ; et le caractère sacré de Laocoon et du sacrifice qu'il offre à Neptune n'a  pesé d'aucun poids dans la décision divine.

=> cette partie du commentaire me semble non pas discutable, mais un peu difficile à aborder en 10 minutes. Aussi la met-je, mais il serait peut-être plus intéressant de l'aborder en conclusion)

·          D'autre part, il n'oublie pas son propos qui est de chanter la gloire de Rome !

Et nous pouvons comprendre alors l'épisode en le lisant d'une troisième façon : les dieux, en éliminant Laocoon pour imposer l'entrée du cheval, n'ont pas seulement favorisé la victoire des Grecs, ce qui serait une vue à court terme ! Ils ont surtout rendue possible la fuite d'Enée, ses pérégrinations et l'accomplissement de son destin, qui est de fonder Rome.


Conclusion

=>Texte très construit, très efficace encore aujourd'hui (donne à voir, à entendre, à craindre…) ;

=>Nous nous retrouvons comme Didon, émus de cette horreur sans nom, et tout prêts à prendre fait et cause pour les Troyens en général, et à donner notre adhésion et notre compassion à Enée en particulier.

=> Ce qui sert le dessein de Virgile ; donner à la famille d'Auguste d'illustres ancêtres, afin d'asseoir l'empereur (et donc l'empire) sur des bases valorisantes.



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