mardi 22 avril 2008

Lucrèce, De natura rerum "le bonheur du philosophe"

Proposition de traduction

Il est doux lorsque les vents troublent les flots de la mer, de contempler de la Terre le dur labeur d’un autre, non par parce que le fait que quelqu’un soit tourmenté est un plaisir agréable, mais parce qu’il est doux d’observer à quels maux on échappe soi-même. Il est doux aussi d’observer les grandes batailles de la guerre rangées au milieu des plaines sans que tu prennes ta part au danger. Mais rien n’est plus doux que d’occuper les espaces célestes sereins bien fortifiés par la science des sages, d’où l’on peut observer de haut les autres et les voir errer de ci, de là chercher la voie de la vie en allant à l’aventure, rivaliser d’ingéniosité, se disputer la gloire de la naissance, nuits et jours s’efforcer, par un travail exceptionnel, d’arriver au comble de la richesse et s’emparer du pouvoir. Ô malheureux esprits des hommes, ô coeurs aveugles ! Dans quelles ténèbres de la vie et quels dangers ne passe cet espace de temps quel qu’il soit ! Ne voyez-vous pas que la nature ne réclame rien d’autre si ce n’est la douleur soit séparée des corps et que l’esprit profite d’un sentiment agréable et soit éloignée du souci et de la crainte.


Proposition de commentaire (Ce commentaire est très riche, mais je préfère le laisser ainsi afin que chacun pioche les éléments qui lui semblent intéressants.)

Introduction 

=> On connaît très peu de sa vie si ce n'est qu'il est né vers -98 et mort vers -55 et qu'il adhère rapidement à la philosophie matérialiste épicurienne issue du matérialisme atomique de Démocrite. Lorsqu'il écrit de natura rerum, c'est pour présenter la philosophie d'Epicure, qu'il divise en VI livres  (les atomes et le vide (I), le mouvement et les propriétés des atomes (II) /  l’âme(III), les simulacres (IV) / le monde (V) et les phénomènes physiques effrayants (VI).)

=> Il s'emploie à définir dans cet extrait du livre II ce qui conduit l'homme ordinaire à souffrir, par opposition au sage et ce qui fait sa félicité.


I La vie des hommes ordinaires

Elle se définit par sa difficulté, la violence et l’ambition.

 

1 sa difficulté :

Dès le début du texte, se déploie la métaphore de la vie, vue comme une longue traversée en bateau pour quiconque ne pratique pas la philosophie (cf les indéfinis alterius, vers 2, avant la coupe hepht, et quemquamst, vers 3, entre les deux coupes pent et hepht).

Tous les éléments évoqués insistent sur la difficulté de cette traversée :

Elle s’effectue sur une « mari magno » (entre coupes tri-pent), c'est-à-dire vaste, sans repères précis pour se guider ; cette impression d’immensité est renforcée par « aequora » (plaine liquide) en dactyle obligatoire et ‘mot-pied’.

De plus cette mer n’est pas facile et calme ; au contraire elle est soumise aux « turbantibus ventis » (ventis en pied final) ; les marins sont donc exposés à fournir en permanence un « magnum laborem », pour lutter contre les éléments hostiles sur lesquels ils naviguent.

Bien sûr, cette métaphore est limpide, et le vers 10 la résout rapidement : on y trouve les deux termes de cette métaphore, le comparant  « viam » et le comparé « vitae » placés l’un avant la coupe unique pent-, et l’autre en spondée final, ce qui permet de poser facilement « route - errance= vie ».

Nous comprenons que pour Lucrèce la vie des hommes sans le secours de la philosophie (le mot alios, vers 9, entre deux coupes pent et hepht montre clairement que le poète n’est pas concerné) est une longue errance aveugle : « passim (...) errare atque viam palentes quaerere vitae » vers 9-10. Noter  passim placé juste après la coupe hepht ; une coupe pent- entre viam et palantes, comme si la recherche de cette route était vouée à l’échec ; échec mis en valeur par les deux mots pieds qui terminent le vers : palantes / vitae.

Aucun repère ne permet de donner à la vie un sens et un but (tenebris vitae -vers 15) ; l’homme est donc constamment entrain de « errare » (début du vers 10) ; il exposé en outre à des difficultés qu’il ne peut pas contrôler (cf v. 1) et qui le mettent en danger (pericli vers 6 et periclis, vers 15). Il est donc tout aussi constamment obligé de fournir des efforts pour se maintenir « à flot » (cf laborem vers 2), efforts d’autant plus épuisants qu’il les fait « en aveugle » (« caeca », vers 14), et sans savoir exactement contre quoi il se bat et combien de temps il va devoir le faire. Ainsi il est constamment exposé à être accablé : « vexari » (vers 3, avant la coupe pent-).

 

2 la violence et l’ambition

L’aveuglement de l’homme ordinaire le conduit à se livrer à des combats inutiles et injustifiés, ou plus exactement à des luttes pour obtenir des biens inutiles et injustifiés.

Ces combats sont évoqués aux vers 5 et 6 comme des batailles guerrières : belli certamina magna, avec belli entre les coupes tri et pent / per campos instructa , expression dans laquelle on ne trouve presque que des syllabes longues (les deux spondées + la longue du dactyle) comme pour faire comprendre le poids inutile de ces luttes ;  noter aussi le pluriel qui généralise la situation de conflit, et l’expression redondante « belli certamina » qui nous incite à prendre au sérieux cette évocation des incessants conflits déclanchés par les hommes.

C’est que ces batailles sont à prendre au sens propre comme au sens figuré : ce ne sont pas seulement des guerres entre peuples ennemis, nées du désir de conquête et de pouvoir (rerum potiri, vers 13) ; ce sont aussi des luttes quotidiennes et intérieures, nées d’une ambition sans retenue. Car l’agitation des hommes vient de ce qu’ils ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont.

Leurs désirs les poussent à vouloir toujours plus et dans tous les domaines ! Cf l’accumulation de « certare » « contendere » « niti », aux vers 11 et 12 , trois verbes indiquant la lutte et l’effort (le dernier mis en valeur par sa place entre deux coupes pent et hepht-) , mais pour acquérir des « biens » fragiles et fort sujets à caution (ni naturels ni nécessaires) : «  ingenio », alors que le talent est un don qui devrait se suffire à soi même et non entrer en compétition avec d’autres ; « nobilitate » qui ne tient qu’au hasard de la naissance, et peut se perdre ; « ad sumas emergere opes » et « rerum potiri », qui montrent une soif de possession impossible à assouvir: il y aura toujours quelque chose de plus à posséder, un pouvoir plus grand à obtenir. Cette dernière lutte est présentée aussi comme la plus difficile et la plus épuisante : cf les compléments de temps « noctes et dies » qui en montrent l’aspect continu, impossible à interrompre sous peine de perdre la place  difficilement acquise / et le complément de moyen « praestante labore », après la coupe hepht, dont les deux termes insistent sur l’extrême difficulté (labor, le travail pénible ; praestante, dont le préfixe indique le côté exceptionnel).

Tout cela est dû au manque de clairvoyance des hommes (miseras mentes / pectora caeca, vers 14) qui n’ont pas de but clair (passim errare, vers 10-11), qui se laissent aller au hasard ( palantes , vers 10 ; noter la place après la coupe pent et les 3 syllabes longues qui le constituent) au milieu de dangers (periclis vers15) qu’ils ont eux-mêmes inventés, à force d’avancer à tâtons au milieu des embûches d’une vie à laquelle ils ne comprennent rien (tenebris vitae vers 15).

Tout cela, le poète le déplore : noter le tour exclamatif des vers 14 et 15, les trois coupes du vers 14 qui mettent ainsi tous les mots en valeur : insistance d’abord sur miseras, le malheur, hominum, frappant le commun des mortels, mentes, mais dû à leur esprit faux ; puis les deux mots pieds après la 3° coupe, pectora caeca qui achèvent d’accuser l’homme de faire son propre malheur. Car il ne s’agit pas d’un malheur inéluctable ; il est engendré par l’incapacité (ou le refus) de voir clairement la nature de l’homme, comment le monde est fait et ce qui dans ce monde revêt de l’importance. Les deux exclamatifs « qualibus » et «quantis » du vers 15 montrent à quel point ce refus engendre nombre de malheurs, et pour tous « quodcumquest » (trois longues)…

 

II Le Sage épicurien

… Sauf  pour le philosophe (épicurien, évidemment ; cela a été dit dès le début du premier livre), qui vit dans une autre sphère, dans les « bene munita edita doctrina sapientum templa serena ». Car la différence fondamentale entre le sage et le reste de l’humanité est sa capacité à mette chaque chose à sa juste place, qui lui permet d’être à l’abri des désirs inutiles et troublants.

 

1 : Ce que lui apprend la philosophie

Cette capacité de jugement lui est donnée par la philosophie : « doctrina sapientum », dont la particularité est d’être « au-dessus » des préoccupations humaines ordinaires. Lucrèce nous la présente comme un édifice « templa » (lieu quasi sacré), solide «  bene munita », construit de manière à le faire émerger du reste « edita » (dactyle initial et mot-pied), et mis hors d’atteinte des troubles multiples qui hantent l’humanité « serena ».

Installé dans cet univers, le sage, lui, n’est pas aveugle. Au contraire, la philosophie donne à son regard une plus grande justesse (« nonne videre », dactyle et trochée obligatoires à la fin du vers 16).

D’abord, il est capable d’évaluer la difficulté et les périls inhérents à toute vie humaine (vers 15-16) ; noter les deux exclamations du vers 15 de part et d’autre de la coupe hepht ; l’accent mis sur aevi grâce à sa place entre les deux coupes tri et pent, et l’importance de l’ajout « quodcumquest » après la coupe pent + 3 longues (trois spondées au milieu du vers nous incitent à prendre cette affirmation très au sérieux).

Ensuite la philosophie lui apprend écouter la nature pour discerner ses besoins essentiels : « nihil aliud sibi naturam latrare nisi utqui », vers 16 : noter sibi entre coupe tri et pent, et surtout naturam entre coupe pent et hepht ; noter aussi le verbe très concret « latrare », qui signifie d’abord « aboyer », « réclamer à grands cris » ; + le tour « nisi aliud nisi utqui » insistant sur le fait que la nature ne veut « rien d’autre  que » ; simplicité de ses exigences. Ecouter la nature est indispensable pour comprendre quels sont les besoins fondamentaux, incontournables, de l’homme. Cela permettra par voie de conséquence d’éliminer de sa vie tout ce qui ne répond pas à un besoin fondamental.

Ces besoins essentiels sont définis aux vers 18 et 19 : « corpore sejunctus dolor absit, mensque fruatur jucundo sensu cura semota metuque » : Lucrèce insiste sur la nécessité de se couper de toutes les sources de douleur (sejunctus au vers 18 avant la coupe pent + trois longues sur ce mot ; semota, au vers 19 après la coupe hepht ; même préfixe SE marquant la séparation). Cela consiste  évidemment à éviter par tous les moyens possibles la douleur physique (dolor après la coupe pent ; corpore en dactyle initial mot-pied) ; et rechercher le plaisir pour l’esprit (« mensque fruatur » dans les deux derniers pieds du vers 18 ; jucundo, au début du vers 19, avant la coupe tri ), plaisir intimement lié à ce que perçoivent nos sens (sensu entre les coupes tri et hepht au vers 19 –ne pas oublier que l’épicurisme est une philosophie matérialiste-) ; plaisir qui dépend aussi de l’absence de douleur morale (dolor a les deux sens).

Lucrèce indique très clairement quelles sont, pour le philosophe épicurien, les deux sources de toute douleur : « cura (…) metuque ». Derrière « cura » (placé entre deux coupes pent et hepht), le lecteur voit se profiler tout ce qui peut faire naître les soucis, depuis le simple manque matériel de quelque chose dont on pense avoir besoin, jusqu’aux soucis plus angoissants inhérents à l’existence même ; « metu » en fin de vers met plutôt l’accent sur toutes les sources de peur, et le premier livre de Lucrèce en a stigmatisé l’essentiel : la peur de la mort, liée à la crainte des dieux, double peur dont le sage épicurien (qui sait que l’homme ne dépend pas des dieux, et que la mort n’est suivie de rien) est dégagé. Or pour Epicure, le plaisir est essentiellement l’absence de toute douleur physique et morale.

 


2 : conséquences pour son mode de vie

Puisque le sage épicurien recherche le plaisir (cf « jucunda voluptas » vers 3) comme souverain bien, et que celui-ci se définit par l’absence de toute douleur, il est nécessaire que le sage se coupe de toutes les sources de douleur, et donc qu’il s’isole loin de la vie tourmentée de l’humanité moyenne, dans la mesure où elle est centrée sur des valeurs accessoires et sources de douleur.

Le sage donc prend de la hauteur par rapport aux soucis ordinaires « despicere unde queas » (vers 9) avant la coupe pent, isolant le groupe de « alios » entre les coupes pent et hepht. Le suffixe de despicere (de= d’en haut / despicere : regarder d’en haut) insiste bien sur la hauteur prise par le philosophe ; il ne s’agit pas de mépris mais de distance. Le sage sait s’élever au dessus des misères humaines pour s’en protéger. De plus il les regarde de loin : « e terra (…) spectare », et d’un lieu ferme et stable (e terra, trois longue en tête du vers 2 et avant la coupe tri). L’idée est reprise plusieurs fois dans le passage : champ lexical du regard : spectare (v2)/ tueri (v5) / despicere (v9) / videre (v16).

Il regarde ces tourments comme un spectacle qui ne le concerne pas ; idée reprise plusieurs fois : outre les termes comme « alterius, quemquam, alios » opposés à « ipse, tua parte, sibi », on trouve répété le refus de participer : « quibus ipse malis careas », « tua sine parte pericli »,  idée présente aussi dans « sejunctus » et « semota »

C’est cette capacité de s’élever, de prendre ses distances qui fait son bonheur : anaphore de « Suave… »  aux vers 1 et 5 (+ fin vers 4), idée reprise dans « nil dulcius est » au vers 7: savoir de quels soucis on est exempt permet de  considérer sereinement sa vie et d’en évaluer justement la saveur, de n’avoir ni « miseras mentes », ni « pectora caeca » (v14).

Ainsi ce n’est pas le fait de voir le malheur des autres qui le rend heureux - le sage n’est pas sadique ! « non quia vexari quemquamst jucunda voluptas »- , mais la place qu’il occupe loin, au-dessus et en dehors de ces maux (v7-8) ; il est même bon qu’il les voie pour mieux les fuir.

Noter que sont identifiées les causes de la douleur, à savoir "metu" et "cura"

 

Conclusion 

- Un texte qui expose clairement la différence essentielle entre l’humanité ordinaire et le sage épicurien : leur échelle de valeur, leur conception du bonheur.

- L’humanité moyenne est perpétuellement en quête de plaisirs factices et artificiels (assouvir des besoins qui ne sont ni naturels ni nécessaires) ; le sage, lui, suit ce que lui dicte la nature et ne recherche que l’essentiel, voire l’indispensable (répondre aux besoins naturels et nécessaires).

- Le sage ne peut pas ne pas voir le malheur des autres. Mais il n’y peut rien. Le malheur des autres vient de leur méconnaissance de ce qui est l’essentiel. Or ce sens de l’essentiel, on ne peut l’acquérir que volontairement et soi-même. Mais il est du devoir du sage de transmettre le fruit de sa réflexion à autrui…qui en fera ce qu’il voudra.

- Pour un philosophe épicurien, c’est la seule « participation » possible à la vie publique, qui, par ailleurs est source de trop de maux pour qu’on s’y investisse…

1 commentaire:

Matt a dit…

merci pour ce blog et ce commentaire particulièrement ! :D